Historiques des crises boursières
Avant d’aborder le sujet en tant que tel, il est important de souligner qu’une des conséquences d’une grande volatilité des marchés financiers est l’apparition des crises boursières1.
L’histoire de la finance comportementale est marquée par une série de ces crises, qui ont révélé les faiblesses et vulnérabilités des marchés financiers. Souvent déclenchées par des bulles spéculatives, des événements politiques ou d’autres situations imprévues, ces crises ont façonné le fonctionnement des marchés financiers actuels. En retraçant l’évolution de ces phénomènes, nous pouvons mieux comprendre les facteurs d’instabilité et les mesures prises par les autorités pour stabiliser le système financier.
Les premières crises : du XVIIe au XIXe siècle
La première crise financière répertoriée remonte à 1637, avec la célèbre « Tulipomanie » aux Pays-Bas. Cette bulle spéculative sur les bulbes de tulipes est considérée comme le premier exemple de bulle économique et financière de l’histoire. Elle illustre déjà la propension des marchés à créer des valorisations excessives, déconnectées de la réalité économique.
Au XVIIIe siècle, le krach de 1720 marque un tournant avec deux crises majeures : la « South Sea Bubble » en Angleterre et la « Mississippi Bubble » en France. Ces épisodes, liés à la spéculation sur les compagnies coloniales, ont profondément affecté les systèmes financiers naissants de ces pays.
Le XIXe siècle connaît une multiplication des crises, reflet du développement rapide du capitalisme industriel et financier. La crise de 1825 au Royaume-Uni, provoquée par des spéculations intenses sur les investissements en Amérique latine, est l’une des premières crises boursières modernes.
Le krach de 1847, lié à la spéculation sur les actions des compagnies de chemin de fer, illustre les risques liés aux nouvelles technologies et à la surestimation des perspectives de croissance.
Enfin, la crise de 1857, partie des États-Unis avant de se propager en Europe, témoigne de l’interconnexion croissante des marchés financiers internationaux.
L’ère des crises globales : fin XIXe et XXe siècles
À partir de la fin du XIXe siècle, les crises prennent une dimension de plus en plus internationale.
Le krach de 1873, qui débute à Vienne, mais affecte rapidement l’Allemagne, la France et les États-Unis, marque le début d’une longue période de stagnation économique mondiale.
La crise Barings de 1890 met en lumière les risques liés à l’exposition des banques à la dette souveraine des pays émergents, un problème toujours d’actualité.
La panique bancaire américaine de 1907 souligne l’importance d’un prêteur en dernier ressort et conduit à la création de la Réserve fédérale américaine en 1913.
Le XXe siècle est marqué par des crises d’une ampleur sans précédent.
L’hyperinflation de la République de Weimar en 1923, bien que principalement monétaire, a eu des répercussions profondes sur l’économie allemande et européenne.
Le krach de 1929 demeure l’épisode le plus emblématique, déclenchant la Grande Dépression qui a plongé l’économie mondiale dans une crise qui a duré une décennie. Cette crise a entraîné une refonte majeure des régulations financières et des politiques économiques.
Passons maintenant à quelques épisodes plus récents.
Le Lundi noir de 1987
Le krach d’octobre 1987, surnommé le Lundi noir, a provoqué une chute spectaculaire des marchés boursiers mondiaux en une seule journée. Cet événement a mis en évidence :
- l’impact des systèmes de trading automatisés ;
- la contagion rapide de la panique sur les marchés mondiaux interconnectés ;
- et l’importance des coupe-circuits et autres mécanismes de stabilisation.
La bulle internet et le krach de 2000
La bulle des dot-com à la fin des années 1990, suivie de son éclatement en 2000, a fourni un exemple moderne de comportement irrationnel des investisseurs et investisseuses. Cette période a illustré :
- l’exubérance irrationnelle autour des nouvelles technologies ;
- la surestimation systématique des perspectives de croissance ;
- et le rôle des médias dans l’amplification des tendances de marché.
La crise financière de 2008
La crise des subprimes et la crise financière mondiale qui a suivi en 2008 ont constitué un tournant décisif pour la finance comportementale. Cette crise a mis en lumière :
- les biais cognitifs dans l’évaluation des risques ;
- l’impact de la complexité financière sur la prise de décision ;
- et le rôle de la confiance et de la peur dans les marchés financiers.
Les fondements de la finance comportementale
La finance comportementale est un domaine qui étudie comment les décisions financières des individus sont influencées par des biais psychologiques et des heuristiques, souvent de manière irrationnelle. Contrairement aux modèles traditionnels de la finance, qui partent du principe que les individus agissent de manière rationnelle pour maximiser leur utilité, la finance comportementale reconnaît que les comportements réels peuvent différer de ces attentes.
La finance comportementale trouve ses origines informelles dans l’ouvrage de G.C. Selden, « Psychology of the Stock Market, publié en 1912. Cependant, la date de naissance officielle de cette discipline est marquée par la publication de l’article « Prospect Theory, A Study of Decision Making Under Risk 2», écrit par Daniel Kahneman et Amos Tversky en 1979.
Cet article a révolutionné la compréhension des décisions financières en démontrant que les investisseurs et investisseuses évaluent les résultats par rapport à un point de référence subjectif et qu’ils présentent une aversion aux pertes. Ils ou elles prennent davantage de risques lorsqu’ils ou elles subissent pertes, mais deviennent plus prudents pour protéger leurs gains, par crainte de les perdre, remettant ainsi en question la notion d’homme rationnel sur laquelle repose la finance traditionnelle. Dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles théories financières ont émergé, posant les bases de ce qui deviendrait la finance comportementale :
- la théorie du portefeuille de Markowitz (1952),
- et l’hypothèse des marchés efficients de Fama (1970).
Contributions clés et développement
À partir de la décennie 1970 et suivantes, des chercheurs et chercheuses de domaines divers reliés à la psychologie et l’économie comportementale ont étudié la psychologie financière et les précurseurs sont Daniel Kahneman, Amos Tversky et Richard Thaler. Ensemble, ils ont créé une littérature solide sur la manière dont les gens prennent des décisions financières, utilisant la psychologie pour combler le fossé entre la vie réelle et la théorie économique classique.
Leurs travaux sont souvent appelés la « littérature sur les biais », étudiant les biais comportementaux qui affectent les investisseurs et investisseuses. Malgré leurs recherches pionnières, il a fallu du temps pour que le monde universitaire prenne en compte leurs idées.
À la fin des années 1980, seuls Thaler et quelques autres universitaires se considéraient comme des économistes comportementaux.
Cependant, au cours des années 1990 et au début du 21e siècle, d’autres chercheurs et chercheuses ont soutenu leurs travaux, démontrant comment des erreurs systématiques peuvent affecter les décisions des individugens en raison de leurs préjugés. Ces études ont montré que la capacité des personnes à entreprendre des plans rationnels est limitée par des facteurs tels que le manque de maîtrise de soi, les limites cognitives et les comportements égocentriques.
Popularisation et impact
Les ouvrages populaires de plusieurs auteurs et autrices ont sensibilisé le public à ces disciplines. Le livre Nudge (2008) de Richard Thaler et Cass Sunstein a renforcé la notoriété de l’économie comportementale, en expliquant que les modèles économiques traditionnels ne tiennent pas compte du fait que les gens ne font pas toujours des choix dans leur meilleur intérêt. Le terme « nudging » est entré dans le lexique public pour décrire les initiatives visant à améliorer les choix par défaut et à simplifier les communications.
Robert Shiller a également contribué à populariser l’économie comportementale en combinant ces disciplines avec la recherche sur la formation des prix des actifs. Ses travaux sur les excès du marché et ses prévisions de risques majeurs ont été influents, notamment son livre Irrational Exuberance (2000) et ses prévisions sur les marchés. Shiller a fourni des mesures pour évaluer les bulles d’actifs et a fait progresser les modèles de politique macroéconomique et les initiatives réglementaires.
Enfin, le livre Thinking, Fast and Slow (2011) de Daniel Kahneman résume ses recherches sur les biais cognitifs, la théorie des perspectives et le bonheur, consolidant les contributions de l’économie comportementale à la compréhension des décisions humaines.
Hypothèses et méthodologie
Trois hypothèses principales caractérisent la finance comportementale :
- Existence de biais comportementaux : les gens ont tendance à utiliser des heuristiques, ou raccourcis mentaux, pour simplifier la prise de décision. Cela entraîne des écarts par rapport aux prévisions de la théorie économique traditionnelle. Ces biais, tels que l’heuristique de représentativité et l’excès de confiance, expliquent les comportements irrationnels observés sur les marchés financiers.
- Influence du contexte sur la décision : les décisions des gens sont fortement influencées par leur environnement immédiat, incluant la culture organisationnelle et les conditions de marché, qui peuvent modifier leurs préférences et comportements.
- Remise en cause de l’efficience des marchés : contrairement à l’hypothèse classique qui suppose que les marchés financiers reflètent toutes les informations disponibles, la finance comportementale considère que les marchés peuvent être inefficaces en raison des comportements irrationnels.
Plutôt que de se reposer sur des postulats théoriques, la finance comportementale utilise des méthodes empiriques, notamment des expériences en laboratoire et des enquêtes, pour observer directement les comportements. Cette approche permet de découvrir des heuristiques comportementales et de proposer des explications basées sur des observations concrètes.
Principaux résultats et théories
Plusieurs théories et résultats clés ont émergé de la finance comportementale, en voici quelques-uns :
- Myopie et aversion aux pertes : ces deux biais expliquent certains comportements irrationnels sur les marchés, comme la tendance des investisseurs et investisseuses à éviter les risques à court terme. L’aversion aux pertes, en particulier, démontre que les gens réagissent différemment aux gains et aux pertes, ce qui peut les conduire à éviter des investissements autrement avantageux.
- Impact de la comptabilité mentale : ce concept illustre comment les gens divisent leurs choix financiers en segments isolés, affectant leur capacité à diversifier efficacement leurs investissements. Cela peut mener à des décisions suboptimales, comme la sous-exposition aux actions malgré leurs rendements potentiellement plus élevés.
- Heuristiques décisionnelles : Kahneman et Tversky identifient plusieurs routines, telles que la représentativité, la disponibilité et l’ancrage, qui influencent la manière dont les informations sont traitées et les décisions prises. Ces heuristiques peuvent mener à des erreurs systématiques dans l’évaluation des probabilités et des risques.
Observations complémentaires
La finance comportementale met également en évidence des phénomènes tels que la sur confiance3, l’optimisme et l’effet de disposition4, qui montrent comment les croyances personnelles et les émotions influencent les décisions d’investissement. Des études ont révélé que ces biais peuvent conduire à des comportements tels que la réticence à vendre des actions à perte ou une préférence pour des investissements qui ont récemment performé, indépendamment de leur valeur future.
Théorie et principes à la base de la finance comportementale
La théorie des perspectives, développée par Daniel Kahneman et Amos Tversky, explique comment les individus évaluent les gains et les pertes de manière asymétrique en fonction d’un point de référence, souvent leur situation actuelle. Contrairement à la théorie de l’utilité espérée, cette approche met en lumière des biais comportementaux influençant les décisions.
Évaluation des gains et des pertes
Les gens montrent une aversion au risque lorsqu’il s’agit d’évaluer des gains. Ils préfèrent un gain sûr à un gain incertain, même si ce dernier a une valeur attendue équivalente ou supérieure. Par exemple, ils choisiront un gain garanti de 150 $ plutôt qu’une chance de 25 % de gagner 1 000 $, bien que la valeur espérée du second choix soit équivalente. De plus, la satisfaction ressentie diminue à mesure que le montant du gain augmente, ce qui reflète une diminution de la gratification à mesure que les gains deviennent plus importants.
Face aux pertes, les gens montrent une recherche de prise de risque. Ils préfèrent prendre des risques pour éviter une perte certaine, même si cela implique un gain espéré inférieure. Par exemple, ils peuvent choisir un pari risqué offrant 25 % de chances d’éviter une perte de 1 000 $ plutôt qu’une perte certaine de 550 $. Cette asymétrie illustre l’aversion aux pertes, selon laquelle les pertes ont un impact émotionnel environ deux fois plus important que des gains équivalents.
Enfin, la manière dont les options sont présentées (effets de cadrage) influence fortement les décisions. Les individus réagissent différemment à des choix formulés en termes de gains ou de pertes, même si les résultats sont identiques. Ces observations montrent que les décisions ne sont pas toujours rationnelles, mais influencées par des perceptions subjectives et contextuelles.
Quelques exemples de biais comportementaux
Avant d’aller plus loin, quelques précisions s’imposent. Plusieurs des biais cognitifs sont connus selon leur expression et terminologie anglaise qui parfois se traduit difficilement en français. Afin d’être le plus clair possible, les 2 sens seront très souvent utilisés. De plus, la plupart des biais cognitifs énoncés dans les pages suivantes se retrouvent sous diverses déclinaisons provenant de sources diverses, ici les exemples proviennent de plusieurs ouvrages dont entre autres « Choices, Values, and Frames » (Kahneman, Tversky, 2000), « Nudge » (Thaler, Sunstein, 2009), « Investir Behavior » (Baker, Ricciardi, 2014) et « The psychology of investing (Nofsinger, 2017). Enfin, cette liste n’est qu’un bref aperçu des principaux biais pour la plupart les plus connus, il en existe beaucoup d’autres et nous invitons les lecteurs à approfondir le sujet.
L’effet d’isolation est un concept introduit par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans le cadre de leur théorie des perspectives (Prospect Theory5). Il désigne la tendance des personnes à négliger les éléments communs entre plusieurs options pour se concentrer uniquement sur leurs différences. Cette simplification cognitive vise à réduire la charge mentale lors de la prise de décision, mais peut conduire à des préférences incohérentes lorsque les mêmes choix sont présentés sous des formes différentes.
Voici un exemple classique de l’effet d’isolation :
Prenons un jeu en deux étapes. Dans la première étape, il y a une probabilité de 75 % que le jeu se termine sans gain et 25 % de passer à la deuxième étape. Si vous atteignez cette deuxième étape, vous devez choisir entre :
- recevoir 3 000 $ avec certitude ;
- une loterie offrant une probabilité de 80 % de gagner 4 000 $.
Bien que les probabilités globales puissent être calculées, les participants ont tendance à ignorer la première étape et à se concentrer uniquement sur les options proposées dans la deuxième étape. Cela peut conduire à des décisions différentes selon la manière dont le problème est présenté démontrant un bel effet de cadrage. En résumé, l’effet d’isolation montre comment le cadrage des choix influence les décisions humaines, souvent de manière irrationnelle.
L’erreur de conjonction (ou conjunction fallacy) est un biais comportemental où les gens pensent que des conditions spécifiques sont plus probables que des conditions générales. Ce biais est souvent illustré par Le problème de Linda (ou The Linda problème), un exemple classique décrit par Tversky et Kahneman en 1982.
Dans ce problème, Linda est décrite comme une femme célibataire, très intelligente, revendicative et ayant étudié la philosophie. On demande ensuite aux gens de choisir entre deux options :
- Linda est caissière de banque ;
- Linda est caissière de banque et active dans le mouvement féministe.
La majorité des gens choisissent la deuxième option, bien que la probabilité de deux événements conjoints (Linda est caissière de banque et active dans le mouvement féministe) soit toujours inférieure ou égale à la probabilité de l’un des événements seuls (Linda est caissière de banque). Cette erreur de jugement résulte de l’utilisation de l’heuristique de représentativité, où les gens évaluent la probabilité en fonction de la similarité avec un stéréotype.
En finance comportementale, ce biais peut influencer les décisions d’investissement et la perception des risques, car les investisseurs et investisseuses ont tendance à surestimer la probabilité de scénarios spécifiques par rapport à des scénarios plus généraux.
Le paradoxe d’Allais6 est un problème de choix conçu par l’économiste français Maurice Allais en 1953 pour montrer une incohérence entre les choix observés et les prédictions de la théorie de l’utilité espérée. Daniel Kahneman et Amos Tversky ont étudié ce paradoxe pour démontrer que les personnes ne prennent pas toujours des décisions rationnelles de manière cohérente lorsqu’elles sont confrontées à des choix immédiats.
Voici un exemple classique du paradoxe d’Allais :
Expérience 1 :
- Choix 1A : gagner 1 million de dollars avec une probabilité de 100 %.
- Choix 1B : gagner 1 million de dollars avec une probabilité de 89 %, rien avec une probabilité de 10 %, et 5 millions de dollars avec une probabilité de 1 %.
Expérience 2 :
- Choix 2A : ne rien gagner avec une probabilité de 89 % ou gagner 1 million de dollars avec une probabilité de 11 %.
- Choix 2B : ne rien gagner avec une probabilité de 90 % ou remporte 5 millions de dollars avec une probabilité de 10 %.
La plupart des gens choisissent 1A dans la première expérience et 2B dans la deuxième. Cependant, selon la théorie de l’utilité espérée, les choix devraient être cohérents. Si une personne préfère 1A à 1B, elle devrait également préférer 2A à 2B, car les probabilités relatives des gains sont similaires. Cette incohérence montre que les individus ne suivent pas toujours les principes de la rationalité économique.
Le paradoxe d’Ellsberg7 est un problème de décision qui met en évidence l’aversion des gens pour l’incertitude. L’économiste et analyste américain Daniel Ellsberg a introduit ce paradoxe en 1961 pour montrer que les gens préfèrent des choix avec des probabilités connues plutôt que des choix avec des probabilités inconnues, même si cela va à l’encontre de la théorie de l’utilité espérée. Kahneman et Tversky ont étudié ce paradoxe pour démontrer que l’on ne prend pas toujours des décisions rationnelles lorsque l’on est confronté à l’incertitude.
Voici un exemple classique du paradoxe d’Ellsberg :
Expérience :
- On vous présente deux urnes. L’urne A contient 50 boules rouges et 50 boules noires. L’urne B contient 100 boules, mais la proportion de boules rouges et noires est inconnue.
- Vous devez choisir entre deux paris :
- Tirer une boule rouge de l’urne A.
- Tirer une boule rouge de l’urne B.
La plupart des gens choisissent de tirer une boule rouge de l’urne A, car ils préfèrent la certitude de connaître les probabilités (50 % de chances) plutôt que l’incertitude de l’urne B. Cependant, selon la théorie de l’utilité espérée, les deux choix devraient être équivalents si les individus étaient rationnels et ne se souciaient pas de l’incertitude. Ce paradoxe montre que les individus ont une aversion pour l’incertitude et préfèrent des situations où les probabilités sont connues, même si cela ne maximise pas nécessairement leur utilité espérée.
L’effet de réflexion (ou reflection effect) est un concept introduit par Daniel Kahneman et Amos Tversky dans le cadre de leur théorie des perspectives. Il désigne le phénomène par lequel les individus prennent des décisions différentes selon que l’on parle de gains ou de pertes, même si la situation est équivalente d’un point de vue purement mathématique. En termes simples, les gens sont généralement averses au risque lorsqu’ils ont quelque chose à gagner, mais deviennent preneurs de risques lorsqu’ils sont confrontés à des pertes.
Voici un exemple pour illustrer ce concept :
Expérience :
Imaginez qu’un pays quelconque se prépare à une maladie inhabituelle qui devrait gravement affecter 600 personnes pouvant entraîner leur décès. Deux programmes sont proposés pour combattre la maladie :
- si le Programme A est adopté, 200 personnes seront sauvées ;
- si le Programme B est adopté, il y a une probabilité de 1/3 que 600 personnes soient sauvées et une probabilité de 2/3 que personne ne soit sauvé.
La plupart des gens choisissent le Programme A, car il offre une certitude de sauver des vies, montrant ainsi un comportement avers au risque. Cependant, si les mêmes options sont formulées différemment :
- Si le Programme A est adopté, 400 personnes mourront.
- Si le Programme B est adopté, il y a une probabilité de 1/3 que personne ne meure et une probabilité de 2/3 que 600 personnes meurent.
Dans ce cas, la plupart des gens choisissent le Programme B, car ils préfèrent prendre un risque pour éviter une perte certaine, montrant ainsi un comportement preneur de risques. Cet effet de réflexion démontre que les préférences des individus peuvent changer en fonction de la manière dont les choix sont présentés, ce qui a des implications importantes pour la prise de décision sous incertitude.
L’effet de disposition (disposition effect) est un biais comportemental en finance identifié par Hersh Shefrin et Meir Statman en 1985. Ce phénomène décrit la tendance des investisseurs et investisseuses à vendre prématurément leurs actions gagnantes et à conserver trop longtemps leurs actions perdantes. Cette tendance s’explique par l’envie de réaliser des gains rapidement et d’éviter de concrétiser des pertes, même si cela s’oppose à la stratégie optimale qui consisterait à vendre les titres dont la valeur a diminué pour limiter les pertes et à conserver les titres dont la valeur augmente.
Ce comportement s’explique par plusieurs facteurs psychologiques :
- l’aversion à la perte : les investisseurs ou investisseuses ressentent plus fortement la douleur des pertes que le plaisir des gains ;
- le désir de sécuriser les profits : les investisseurs ou investisseuses vendent rapidement les actifs gagnants pour éviter de perdre leurs gains ;
- l’espoir de récupération : les investisseurs ou investisseuses gardent les actifs perdants dans l’espoir qu’ils retrouveront leur valeur initiale.
Un exemple concret illustre ce biais : un investisseur ou une investisseuse achète deux actions à 50 $ chacune. Après six mois :
- l’action A augmente à 75 $
- et l’action B chute à 25 $.
L’effet de disposition pousse l’investisseur ou l’investisseuse à vendre l’action A pour sécuriser un gain de 50 %, tout en conservant l’action B dans l’espoir qu’elle remonte. Ce comportement peut entraîner des conséquences négatives sur les performances d’investissement :
- la personne peut ainsi manquer des opportunités de gains supplémentaires sur les actifs gagnants.
- elle peut réaliser des pertes inutiles en conservant trop longtemps des actifs perdants.
- elle peut prendre des décisions d’investissement sous-optimales basées sur l’émotion plutôt que sur l’analyse rationnelle.
Voici deux concepts importants ressortis des travaux de Richard Thaler, lauréat du prix Nobel d’économie en 2017, qui examine l’influence des biais psychologiques sur les décisions financières. Il s’agit ici des concepts de comptabilité mentale (mental accounting8) et du biais des coûts irrécupérables (sunk cost effect).
Le concept de comptabilité mentale décrit la tendance des gens à catégoriser mentalement l’argent selon son origine ou son utilisation prévue. Cette catégorisation peut mener à des décisions financières irrationnelles, car ils attribuent différentes valeurs à l’argent en fonction de sa source ou de sa destination, même si objectivement, l’argent est fongible.
Exemples de comptabilité mentale
- Dépenses impulsives : une personne pourrait être plus encline à dépenser de manière impulsive un remboursement d’impôt ou une prime, considérés comme des gains inattendus, plutôt que son salaire régulier.
- Effet de l’argent à la maison (ou house money9) : les investisseurs ou investisseuses ont tendance à prendre plus de risques avec l’argent qu’ils considèrent comme des gains inattendus ou de l’argent « gratuit ».
Vente d’actions gagnantes : les investisseurs ou investisseuses ont tendance à vendre plus facilement les actions qui ont pris de la valeur plutôt que celles qui ont perdu de la valeur, même si cela n’est pas toujours la décision la plus rationnelle d’un point de vue fiscal ou financier.
Le biais des coûts irrécupérables (ou sunk cost effect) est la tendance à poursuivre un investissement en raison des ressources déjà engagées, même si cela n’est pas rationnel d’un point de vue économique.
Voici un exemple dans le domaine des investissements :
Un investisseur ou une investisseuse achète des actions d’une entreprise pour 10 000 $. La valeur de ces actions chute à 5 000 $, mais l’investisseur refuse de vendre, pensant : « Je ne peux pas vendre maintenant, j’ai déjà investi 10 000 $ dans ces actions ». Cette décision reflète à la fois le biais de comptabilité mentale (l’investisseur ou l’investisseuse considère les 10 000 $ investis comme un « compte mental » distinct) et le biais des coûts irrécupérables (l’investisseur ou l’investisseuse base sa décision sur l’argent déjà dépensé plutôt que sur les perspectives futures de l’investissement).
- Ces biais cognitifs peuvent avoir un impact significatif sur les décisions d’investissement, comme :
- la catégorisation des gains et des pertes : les investisseurs ou investisseuses traitent différemment les gains et les pertes en fonction de leur source ;
- les comptes mentaux pour les investissements : les investisseurs ou investisseuses peuvent créer des comptes mentaux distincts pour différents types d’investissements, influençant leurs décisions pour chaque compte ;
l’effet de la source des fonds : les investisseurs ou investisseuses peuvent traiter différemment l’argent gagné de manière inattendue par rapport à l’argent gagné par le travail.
Selon Thaler, une approche rationnelle consisterait à évaluer les perspectives de l’investissement indépendamment de l’argent déjà investi, et à prendre une décision basée uniquement sur ces perspectives.
Le biais de familiarité, quant à lui, est la tendance à préférer ce qui nous est connu, familier, même si ce n’est pas nécessairement la meilleure option.
Dans le contexte des investissements, ce biais peut se manifester de plusieurs façons :
1. Biais envers sa propre entreprise : cela se produit lorsqu’une personne est employée d’une compagnie publique et détient des actions de la compagnie dans le cadre d’un régime d’achat d’action, d’un REER collectif ou d’un fonds de pension à cotisation déterminé. Les sommes investies sont concentrées dans un seul titre, ce qui va à l’encontre du principe de diversification en gestion de portefeuille.
2. Biais domestiques : cela consiste à préférer des titres et fonds détenant des actions de société locales, connues et préférablement appréciées de l’opinion publique. Dans ce cas, il existe également un risque de concentration et un manque de diversification par région géographique.
Conclusion
Il est donc crucial de comprendre les biais cognitifs et les heuristiques qui influencent les décisions d’investissement.
La finance comportementale a révélé que les investisseurs ne sont pas toujours rationnels et que leurs décisions peuvent être fortement influencées par des facteurs émotionnels et psychologiques. L’évolution des crises boursières historiques depuis plusieurs siècles montre que les marchés financiers sont souvent sujets à des comportements irrationnels et à des bulles spéculatives.
Ces crises ont mis en lumière les vulnérabilités des systèmes financiers et ont conduit à des réformes importantes pour stabiliser les marchés. En reconnaissant et en comprenant les biais cognitifs et les heuristiques qui influencent les décisions d’investissement, les conseillers et conseillères peuvent mieux aider leurs clients et clientes à naviguer dans les marchés volatils et à prendre des décisions plus éclairées et rationnelles10.
Dans le contexte de la planification financière, comprendre la finance comportementale est crucial pour établir des relations solides avec les clients et les clientes. Les biais cognitifs et les heuristiques influencent souvent les décisions d’investissement des clients et des clientes, les poussant à agir de manière irrationnelle, surtout en période de volatilité des marchés. En reconnaissant ces biais, les Planificateurs financiers et les planificatrices financières peuvent mieux anticiper les réactions émotionnelles des clients et clientes et offrir des conseils plus adaptés et personnalisés.
Ainsi, la finance comportementale permet de renforcer la confiance et d’améliorer la satisfaction des clients et clientes.
Lecture complémentaire :
Denis Preston, « L’ABC de la finance comportementale », Conseiller.ca
Yan Barcelo, « Le conseil financier revu par la finance comportementale », Finance et investissement
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