Dossier

Salomon Gamache

LL. M. Fisc., Pl. Fin., CLU, CIM, FCSI

Vice-président, développement et qualité de la pratique

Institut de planification financière

L'influence du cerveau sur la planification financière

Débutons par une question : un bâton et une balle coûtent 1,10 $ au total. Le bâton coûte 1,00 $ de plus que la balle. Combien coûte la balle ?

De prime abord, la réponse saute aux yeux… est-ce vraiment le cas ? La plupart des gens ont tendance à répondre que la balle coûte 10 cents. C’est faux la balle coûte 5 cents.

Cet exemple permet d’introduire le sujet des biais cognitifs et, au sens large, la finance comportementale. Qu’entend-on exactement par biais cognitifs ? Il s’agit d’erreurs systématiques de pensée qui influencent nos décisions et nos jugements.

Les biais cognitifs sont souvent le résultat de raccourcis mentaux que l’on appelle heuristiques, ou « nudges »1. Ce sont souvent des raccourcis et des règles du pouce qui visent à faciliter la prise de décision. Notre cerveau les utilise principalement pour simplifier des tâches cognitives complexes. L’une des figures majeures dans l’étude des heuristiques est Daniel Kahneman, chercheur en économie et psychologie récipiendaire du prix Nobel d’économie en 2002. Il est l’auteur du livre Thinking, Fast and Slow2. Il y traite de la théorie des systèmes 1 et 2, deux modes de pensée distincts :

  1. Ce mode de pensée est rapide, intuitif et émotionnel. Il représente la pensée automatique qui oriente la majorité de nos décisions quotidiennes sans effort conscient.
  2. Ce mode de pensée est lent, réfléchi et logique. Il s’active lorsque nous devons engager un effort mental conscient pour analyser une situation et prendre une décision.

Dans l’exemple de la balle, la première fois que j’ai lu la question, j’ai donné une mauvaise réponse. Mon cerveau a adopté le système 1. Il a évalué trop rapidement la situation et a conclu que le bâton coûte 1,00 $ de plus que la balle. Il a donné une réponse intuitive et automatique. Par la suite, le système 2, plus lent et analytique, est entré en action et a fourni la bonne réponse.

Pour trouver le prix de chacun des 2 objets, le cerveau doit résoudre un problème mathématique, qui peut se traduire par cette équation :

  • Si la balle coûte x dollars, alors le bâton coûte x + 1,00 dollar.
  • Ensemble, ils coûtent x + (x + 1,00) = 1,10 dollar.

Le résultat de cette équation est que la balle coûte 0,05 $ et le bâton coûte 1,05 $. Il s’agit d’une démonstration simple en apparence, mais celle-ci est propice aux raccourcis mentaux qui font que l’on passe rapidement par-dessus cette étape.

Biais cognitifs et recherches sur le sujet

Le site web québécois Raccourcisl classe les biais cognitifs en quatre grandes catégories :

  • Les biais d’ego qui expriment la tendance à surestimer ses propres capacités. En finance, on parle de confiance exagérée, celle-ci peut conduire à une prise de risque excessive en investissements.
  • Les biais émotionnels qui poussent nos sentiments à influencer nos décisions au détriment d’une analyse rationnelle. Il peut s’agir de la peur qui nous fait vendre des actifs trop vite lors d’une baisse subite du marché ou de l’euphorie qui nous fait investir de manière imprudente dans des actifs surévalués.
  • Les biais d’attention, souvent amplifiés par les médias, qui ont tendance à mettre en avant des risques peu probables, mais spectaculaires.
  • Les biais de conservatisme qui résultent de notre peur de l’inconnu et de notre tendance à préférer le statu quo. Ils se traduisent par la réticence à diversifier son portefeuille dans des titres étrangers.

Les biais cognitifs influencent profondément le comportement des clientes et des clients. La compréhension de ces biais permet aux planificatrices financières et aux planificateurs financiers de mieux guider les clients et clientes vers des décisions plus rationnelles et équilibrées. Plusieurs études ont exploré les biais cognitifs et leur impact sur la prise de décision financière, offrant des perspectives précieuses pour les professionnels et professionnelles du secteur, en voici quelques exemples.

Le concept de Behavioral Portfolio Theory (BPT)3 de Shefrin et Statman, développé en 2000, propose une alternative aux théories traditionnelles d’investissement en expliquant comment les investisseurs et investisseuses construisent leurs portefeuilles en tenant compte de facteurs comportementaux. Contrairement aux théories financières classiques comme le modèle d’évaluation des actifs financiers (CAPM) ou la théorie moderne du portefeuille (MPT) qui supposent que les investisseurs et investisseuses cherchent uniquement à maximiser la valeur de leur portefeuille, la BPT suggère qu’ils ont des objectifs variés et créent des portefeuilles « comportementaux » pour répondre à un large éventail de buts.

Selon cette théorie, un portefeuille dit comportemental ressemble à une pyramide avec des couches distinctes, chacune ayant des objectifs bien définis. La couche de base vise à prévenir les problèmes financiers importants, tandis que les couches supérieures tentent de maximiser les rendements et offrent une possibilité de s’enrichir. Cette approche conduit les investisseurs et investisseuses à diviser leur argent en diverses strates ayant des objectifs divers.

Une autre étude importante dans le domaine de la finance comportementale est basée sur une recherche récente à propos du concept de theory of planned behaviour4. Cette recherche a conduit au développement d’une nouvelle théorie expliquant le comportement de planification financière. L’exercice est basé sur une analyse approfondie de 30 articles pertinents. Les chercheurs et chercheuses ont repéré trois facteurs principaux qui affectent la réceptivité des clients et des clientes envers les conseils en planification financière :

  1. La satisfaction financière (attitude)
  2. La socialisation financière (normes subjectives)
  3. La littératie financière, la comptabilité mentale et la cognition financière (contrôles comportementaux perçus)

Ces facteurs influencent directement l’intention d’adopter et indirectement l’adoption réelle d’un comportement relevant de conseils en planification financière. Cette nouvelle théorie synthétise différents concepts de la finance comportementale pour expliquer de manière parcimonieuse le comportement des clients et clientes dans les divers domaines de la planification financière. Ce cadre offre des pistes de réflexion utiles pour les planificatrices financières et pour les planificateurs financiers.

Une autre étude5 examine l’impact de l’âge sur la prise de décision financière. Selon cette recherche, les âges de 53 et 54 ans seraient considérés comme optimaux pour prendre des décisions financières judicieuses. À cette étape de la vie, les individus disposent d’une solide expérience et de compétences analytiques intactes, ce qui réduit les erreurs financières. Selon l’étude, les décisions financières reposent sur l’expérience et les connaissances intuitives avec l’âge, atteignant leur apogée vers 54 ans avant de décliner. Cependant, cette étude souligne également que les personnes dans cette tranche d’âge peuvent sous-estimer leur espérance de vie, entraînant des erreurs de planification de la retraite, d’où l’importance d’aider les clients et clientes à planifier sur le long terme, en tenant compte de l’augmentation de l’espérance de vie.

Conséquences chez les clientes et les clients

Ces phénomènes relèvent plus de la psychologie que de la finance pure ou de la fiscalité. Cependant, il est important de les comprendre parce que plusieurs comportements humains sont influencés par les biais cognitifs et peuvent interférer avec les recommandations aux clients et clientes.

Par exemple, en planification financière, certaines recherches ont étudié le phénomène du hedonic adaptation ou le cycle que l’on appelle le « hedonic treadmill »6. Il fait référence à la tendance des gens à s’adapter rapidement à leurs nouvelles conditions de vie, qu’elles soient positives ou négatives. Ce concept est important afin de comprendre pourquoi les augmentations de revenu ne mènent souvent pas à une augmentation durable du bonheur ou de la satisfaction. Par exemple, après avoir obtenu une augmentation de salaire, une personne peut initialement se sentir plus heureuse et satisfaite, et dépenser le revenu supplémentaire dans des achats ou un voyage. Cependant, au fil du temps, elle s’habitue à ce nouveau niveau de revenu et commence à le considérer comme la norme, ce qui peut la conduire à développer de nouvelles aspirations. Souvent, le bonheur initial dû à un nouvel avantage quelconque s’estompe, laissant place à une quête constante de nouvelles sources de satisfaction.

Ce phénomène est lié à l’expression « keep up with the Joneses7 » ou le phénomène du « voisin gonflable », qui décrit la pression sociale ressentie pour maintenir un style de vie similaire à celui de ses voisins et voisines ou de ses pairs. Cette pression peut amener les individus à dépenser plus qu’ils ne peuvent se permettre et nuire à leur planification financière à court et à long terme. Des recherches ont analysé la propension à la surconsommation chez certaines personnes provenant de la comparaison avec les autres. Ces comportements peuvent mener à l’endettement et à des problèmes financiers persistants, malgré une apparence de prospérité.

N’oublions pas non plus l’effet « Diderot »8, un phénomène social qui tire son nom de Denis Diderot, philosophe et écrivain français du 18e siècle. Il se manifeste lorsqu’une nouvelle acquisition entraîne une série d’autres achats pour créer une cohérence esthétique et fonctionnelle. L’achat d’une nouvelle chaise peut mettre en évidence le caractère vieillot des autres meubles de la pièce et pousser à dépenser pour harmoniser l’ensemble. Ce désir de cohérence et d’harmonie peut provoquer une spirale de consommation où chaque nouvel achat en appelle d’autres. Plusieurs stratégies de marketing exploitent ce phénomène qui encourage les achats complémentaires. Sur le plan psychologique, l’effet « Diderot » accroît la conscience des biens matériels et amène les individus à être plus attentifs à leurs possessions et à leur apparence. La recherche constante d’améliorations matérielles peut créer un sentiment d’insatisfaction permanente. La comparaison sociale et le désir de s’intégrer à un groupe peuvent pousser les individus à se conformer aux normes de consommation en vigueur, augmentant ainsi la pression sociale et les dépenses inutiles.

Comme on peut le constater, la planification financière implique beaucoup plus que des stratégies financières touchant les domaines techniques de la pratique, par exemple les techniques d’optimisation dans les domaines de la retraite et de la fiscalité. Néanmoins, la mise en œuvre de nos recommandations passera surtout par l’adhésion des clientes et des clients. Nous devons donc comprendre les mécanismes de réflexion de ces derniers et de ces dernières afin de saisir comment ils réagissent dans certaines situations pour leur offrir des conseils qu’ils écouteront et mettront en œuvre. Il s’agit d’exemples correspondants à certaines de nos compétences transversales du récent guide des compétences de la planification financière. Heureusement, vous pouvez vous attendre à voir plus souvent ces thèmes dans les formations de l’Institut de planification financière.