Assurance

Christian Hubert

Pl. Fin., D. Fisc.

Expert-conseil — Fiscalité et planification successorale

Cloutier Groupe financier

Contrat d’assurance vie : les pièges du transfert (première partie)

Lorsqu’il est question de transférer un contrat d’assurance vie, la voie peut être semée d’embûches. Ce qui semble être un simple changement de propriétaire risque, en réalité, de déclencher une imposition imprévue, par exemple en créant un avantage imposable. Ces subtilités peuvent compromettre les objectifs poursuivis par le ou la titulaire. Le présent article vise donc à mettre en lumière certains de ces « angles morts » du transfert d’un contrat d’assurance vie, afin d’aider les planificatrices financières et les planificateurs financiers à mieux anticiper les pièges et à sécuriser la mise en œuvre des stratégies de leur clientèle.

Dans cette première partie, nous verrons des situations qui impliquent le transfert de polices détenues par des individus. Plus précisément, nous aborderons deux types de transfert qui méritent une attention particulière puisque certains aspects demeurent à ce jour largement méconnus, et ce, malgré leurs conséquences fiscales potentiellement importantes.

Transfert intergénérationnel d’un contrat d’assurance vie

Pour ceux qui ont maximisé leurs cotisations aux REER, CELI, REEE et rembourser leurs dettes dont les intérêts ne sont pas déductibles, la souscription d’un contrat d’assurance vie sur la tête d’un enfant ou d’un petit-enfant peut représenter une option intéressante pour l’accumulation et la transmission intergénérationnelle d’un patrimoine de façon fiscalement avantageuse. L’attrait principal de cette stratégie est la possibilité de transférer ultérieurement ce contrat en faveur de l’enfant en franchise d’impôt1. À la lumière des nombreuses interprétations techniques émises au fil des dernières décennies, le transfert doit satisfaire rigoureusement chacune des conditions suivantes pour être éligible au roulement fiscal :

  • Don pur et simple, sans contrepartie
    La police doit être transférée à titre gratuit, sans qu’aucune somme ou autre bien ne soit reçu en échange du transfert.
  • Le ou la cessionnaire est l’enfant du titulaire
    Le nouveau ou la nouvelle propriétaire doit être un enfant du contribuable cédant le contrat. Il doit s’agir d’un transfert en faveur d’un descendant ou d’une descendante et non l’inverse.
  • La personne assurée est l’enfant du ou de la titulaire ou du ou de la cessionnaire
    La police a été souscrite sur la tête de l’enfant du preneur ou de la preneuse ou du nouveau ou de la nouvelle propriétaire du contrat. Le ou la cessionnaire n’est donc pas forcément l’enfant assuré.

Pour les fins de cette qualification, le terme « enfant » peut être interprété au sens large2 et comprendre notamment les personnes suivantes :

  • Petit-enfant ou arrière-petit-enfant, biologique ou adopté ;
  • Enfant du conjoint ou de la conjointe (beau-fils ou belle-fille), même si la conjointe ou le conjoint est décédé avant le transfert ;
  • Conjoint ou conjointe d’un enfant ou de l’enfant du conjoint ou de la conjointe ;
  • Personne entièrement à la charge et sous la garde du ou de la contribuable avant l’âge de 19 ans.

Par ailleurs, le contrat ne doit présenter qu’une ou un seul assuré au moment du transfert, même si tous les autres assurés se qualifient au sens de la Loi. D’autre part, le fait que les parents détiennent le contrat conjointement ne prive pas en soi son transfert de bénéficier du report d’impôt.

Transfert au décès du titulaire

L’un des angles morts les plus courants dans la planification du transfert intergénérationnel est sans aucun doute la croyance populaire qu’un transfert au décès, effectué par voie testamentaire, donne automatiquement droit au roulement au coût de base rajusté (CBR). Or, cette exonération fiscale n’est permise que si la police est transférée directement à l’enfant, sans passer par la succession.

En effet, lorsqu’un tel transfert transite par la succession, le contrat fait l’objet d’une disposition imposable, déclenchant un gain sur police si sa valeur accumulée à ce moment est supérieure à son CBR. Par conséquent, une désignation de l’enfant comme propriétaire subsidiaire (titulaire subrogé) est requise afin de bénéficier du roulement fiscal et éviter une imposition immédiate dans les déclarations finales du défunt ou de la défunte titulaire.

Advenant le décès du ou de la titulaire sans une désignation appropriée en faveur de l’enfant, il peut être judicieux, si la situation le permet, de procéder à un transfert en faveur de la conjointe ou du conjoint survivant. Un tel transfert peut se faire en report d’impôt sans les contraintes que nous venons de constater ni conditions particulières à satisfaire3. Le conjoint ou la conjointe pourra, dans un second temps, transférer la police à l’enfant (assuré) par roulement fiscal, ou prévoir une désignation adéquate pour un transfert ultérieur. Cette mesure alternative de transition permet de préserver l’intégrité fiscale de la police tout en conservant une souplesse dans la planification successorale, notamment lorsque l’enfant est mineur ou que son accès direct aux valeurs du contrat soulève des préoccupations de contrôle.

Perspective de la détention corporative

Certains entrepreneurs et certaines entrepreneuses ayant accumulé des liquidités corporatives excédentaires pourraient être tentés, avec raison, de souscrire ces polices intergénérationnelles au sein de leur propre société de gestion. Toutefois, il est opportun de savoir que leur transfert ultérieur en faveur d’une ou d’un enfant qualifié ne pourra pas se faire à l’abri de l’impôt. En plus de générer potentiellement un gain imposable pour la société, le ou les actionnaires devront s’attendre à des conséquences importantes dont la charge fiscale inhérente leur incombera personnellement. Nous traiterons d’ailleurs de cet aspect dans la suite éventuelle de cet article.


1 En vertu du paragraphe 148 (8) de la Loi de l’impôt sur le revenu (LIR).

2 Définition élargie en vertu des paragraphes 70 (10) et 252 (1) LIR.

3 En vertu du paragraphe 148 (8,2) LIR.

Transfert d’un contrat par un ou une actionnaire en faveur de sa société

Le transfert d’une police d’assurance vie détenue personnellement par un ou une actionnaire vers sa société est une opération relativement courante. Cette démarche permet à la société de prendre en charge le paiement des primes avec des fonds imposés à un taux généralement moins élevé que celui des particuliers, tout en bénéficiant ultérieurement de la possibilité de verser un dividende libre d’impôt (prestation de décès moins CBR) à partir du compte de dividendes en capital (CDC) lors du décès de la personne assurée.

Cependant, ce transfert constitue une disposition aux fins fiscales et pourrait déclencher un gain sur police imposable pour l’actionnaire cédant. Ce gain équivaudra à l’excédent éventuel du produit de disposition sur le CBR du contrat. Dans le contexte où les parties ont habituellement un lien de dépendance, il faut se rappeler que le produit de disposition est réputé correspondre au plus élevé des montants suivants4 :

  • la valeur de rachat de la police,
  • son coût de base rajusté (CBR), et
  • la juste valeur marchande de la contrepartie versée lors du transfert.

Cet aspect de la transaction devra être pris en compte pour évaluer la pertinence de procéder à un tel transfert. L’intention relativement au maintien de la société à long terme est également un élément à considérer afin d’éviter des conséquences futures désavantageuses.

Contrepartie optimale

Par le passé5 il était possible de récupérer, en grande partie libre d’impôt, la pleine valeur marchande de la police en contrepartie de son transfert. Cela n’est désormais plus le cas.6 Une telle opération entraîne maintenant un gain sur police pleinement imposable. L’actionnaire doit par conséquent se limiter au plus élevé de la valeur de rachat et du CBR de la police afin de récupérer des liquidités corporatives sans impôt additionnel.

Bien que la juste valeur marchande (JVM) d’un contrat soit généralement plus élevée que la valeur de rachat ou du CBR le cas échéant, il faut s’assurer que la valeur de la contrepartie payée ne soit pas supérieure à cette JVM afin d’éviter un enjeu fiscal. En effet, tout excédant de cette contrepartie conférerait un avantage imposable à l’actionnaire.

Inversement, advenant que la valeur de la contrepartie versée par la société cessionnaire soit inférieure à la JVM de la police et que cette dernière compte dans son actionnariat des personnes avec un lien de dépendance avec le cédant ou la cédante, il y a un risque que les autorités fiscales confèrent un avantage imposable à ces autres actionnaires7.

Polices transférées après 1999 et avant le 22 mars 2016

Une attention particulière doit être apportée aux polices dont le transfert pendant cette période a été effectué pour une contrepartie supérieure à la valeur de rachat et que le décès de la personne assurée survient postérieurement au 21 mars 2016. Dans ce contexte, l’angle mort qu’il faudra considérer est la réduction obligatoire du crédit autrement calculé8 et porté au compte de dividendes en capital (CDC) de la société. Les règles établies à cet égard prévoient deux réductions potentielles :

  1. Réduction fixe – Représentée par l’excédent de la valeur de la contrepartie sur le plus élevé entre la valeur de rachat et le CBR de la police immédiatement avant son transfert, elle vise à éliminer l’avantage qu’avait reçu l’actionnaire le cas échéant. Puisque le produit de disposition à l’époque se limitait à la valeur de rachat, cette réduction correspond essentiellement à la portion de la contrepartie versée en franchise d’impôt.
  2. Réduction décroissante — Celle-ci vise à neutraliser la diminution du CBR immédiatement après le transfert s’il était supérieur à la valeur de rachat juste avant le transfert. Dans ce cas, la réduction correspondra à cet excédent (CBR — VR). Toutefois, advenant un CBR négatif9 au moment du décès, la valeur absolue de ce montant diminuera cette réduction qui pourrait s’annuler éventuellement.

4 En vertu de l’alinéa 148 (7) a) LIR.

5 Et là « Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître », une époque pendant laquelle nous avions l’impression que certains avaient l’esprit à la bohème. Clin d’œil aux nostalgiques !

6 Depuis le 21 mars 2016 lors du dépôt budgétaire par le gouvernement fédéral.

7 Comme le stipulent les paragraphes 56 (2) ou 246 (1) LIR.

8 Rappelons-nous qu’en vertu de la définition prévue au paragraphe 89 (1) LIR, la portion du capital-décès normalement admissible à un crédit est uniquement réduite par le coût de base rajusté (CBR) de la police.

9 Bien que réputé nul pour les fins du calcul d’un gain sur police ou du crédit porté au CDC d’une société, le CBR d’un contrat d’assurance peut devenir négatif à long terme.

Afin de rendre cette mécanique plus claire, je vous propose l’exemple chiffré suivant de la société ABC qui montre l’impact concret de ces réductions éventuelles.

Exemple — Transfert avec lien de dépendance

Au moment du transfert

Date
Valeur de rachat (VR)
Coût de base rajusté (CBR)
Contrepartie reçue (JVM de la police)

30 mai 2015 (avant le 22 mars 2016)
150 000 $
200 000 $
300 000 $

Au moment du décès

Date
Capital-décès (CD)
Coût de base rajusté (CBR)

1er août 2025 (après le 21 mars 2016)
1 000 000 $
100 000 $

CDC brut (théorique)

CD — CBR

1 000 000 – 100 000 = 900 000 $

Ajustements post-2016

I. Réduction fixe
Contrepartie — Max (VR, CBR) au transfert

300 000 — Max (150 000, 200 000)
300 000 – 200 000 = 100 000 $

II. Réduction décroissante
Min (Contrepartie, CBR) au transfert
– VR (transfert) – CBR négatif (décès)

Min (300 000, 200 000) – 150 000 – 0
200 000 – 150 000 = 50 000 $

CDC net (après ajustements)

CDC brut — Réductions fixe et décroissante

900 000 – 100 000 – 50 000 = 750 000 $

Selon ce scénario, la société verrait son CDC être amputé d’une somme de 150 000 $ qui correspondrait à l’avantage fiscal dont l’actionnaire aurait bénéficié à l’époque. Cela illustre bien le piège des transferts faits pendant cette période qui ont bénéficié d’une contrepartie supérieure à la valeur de rachat à ce moment. Nous pouvons ainsi affirmer que les ajustements ont en quelque sorte un effet rétroactif lorsque le décès survient après l’instauration de ces mesures. Puisque de nombreux actionnaires de société privée ont profité des largesses législatives pendant cette période, les professionnelles et professionnels concernés devront être vigilants et tenir compte de ces ajustements afin d’éviter les pénalités prévues lors d’un versement excédentaire de dividendes en capital.

Conclusion

Les transferts de contrats d’assurance comportent une série de pièges fiscaux et juridiques qui, s’ils sont négligés, peuvent compromettre l’efficacité même des stratégies de planification mises en place. Une compréhension judicieuse de ces règles permet non seulement d’éviter de coûteuses erreurs, mais aussi de maximiser les avantages propres à ce type d’actifs. La vigilance et l’anticipation demeurent donc essentielles pour conseiller adéquatement vos clients et clientes dans ces situations délicates.

Lors de la deuxième partie de cet article, nous aborderons les transferts corporatifs où la complexité s’accroît et où les risques de faux pas fiscaux se révèlent encore plus marqués. Entretemps, retrouvez ci-dessous le résumé des angles morts traités dans cette première partie.

Situations

Enjeux

Solutions

Transfert intergénérationnel d’un contrat d’assurance vie à la suite du décès du ou de la titulaire

Le roulement fiscal n’est pas disponible si la police transige par la succession du ou de la titulaire.

Désigner l’enfant à titre de titulaire subrogé ou prévoir un transfert à la conjointe ou au conjoint survivant comme planification transitoire.

Transfert d’un contrat par un ou une actionnaire en faveur de sa société

Transfert pour une contrepartie supérieure à la JVM de la police.

Avantage imposable en faveur de l’actionnaire cédant.

Procéder à l’évaluation de la police et limiter la contrepartie versée à sa JVM.

Société cessionnaire avec d’autres actionnaires ayant un lien de dépendance.

Avantage imposable si la contrepartie est inférieure à la JVM de la police.

Favoriser le transfert en faveur d’une société dont le cédant ou la cédante est l’unique actionnaire.

Polices transférées après 1999 et avant le 22 mars 2016 pour une contrepartie supérieure à la valeur de rachat.

Des réductions éventuelles sont prévues dans le calcul du crédit au CDC de la société.

Demeurer vigilant au décès de la personne assurée au titre de cette police en vérifiant sa provenance au besoin.