Traditionnellement, les planificatrices et planificateurs financiers s’appuient sur des tables de mortalité statiques pour estimer l’espérance de vie et modéliser les besoins futurs. Bien qu’essentielles, ces tables présentent des limites importantes face à la variabilité individuelle : des facteurs comme la santé, le mode de vie ou la génétique ne sont pas pris en compte.
D’ici quelques années, ces outils actuariels traditionnels seront probablement transformés. En effet, plusieurs experts anticipent l’arrivée de l’intelligence artificielle générale (IAG) vers 2027 — bien plus tôt que l’échéance de 2030 souvent évoquée — marquant un tournant dans la capacité des machines à raisonner comme des humains.
Nous nous pencherons, dans les prochaines lignes, sur certains aspects importants de cette réalité.
Les limites des modèles classiques

Les modèles actuels reposent sur des données agrégées. Par exemple, selon la table CPM2014 — utilisée notamment par l’Institut de planification financière (l’Institut) pour développer le tableau des probabilités de survie, comme nous l’avons vu dans le dernier numéro de La Cible — un homme de 60 ans en 2025 aurait une espérance de vie d’environ 27 ans, avec une probabilité de survie jusqu’à 94 ans estimée à 20 %. Bien que ces projections soient utiles pour des analyses populationnelles, elles peuvent s’avérer inadéquates à l’échelle individuelle.
En fait, cette table a été développée en mesurant un nombre d’individus de tel âge à tel autre âge sur une période donnée. Même si on « lisse »1 ces données pour les rendre plus réalistes, elles demeurent statiques et ne peuvent tenir compte de paramètres individuels. À l’exception notable du statut de fumeur, un facteur qui, a un impact majeur sur l’espérance de vie.
Prenons l’exemple d’un client ou d’une cliente de 65 ans, physiquement actif et sans problème de santé important. Une table générique pourrait sous-estimer sa longévité de plusieurs années, ce qui risquerait de provoquer des retraits excessifs et un épuisement prématuré de son portefeuille. Pour corriger ce biais, il faut ajuster manuellement certains paramètres, ce qui amène une part de subjectivité.
1 Le lissage d’une courbe consiste à réduire ses fluctuations pour obtenir une représentation plus fluide, tout en préservant sa tendance générale, notamment à l’aide de dérivées successives de fonctions estimées.
Une modélisation personnalisée de la longévité grâce à l’IA

L’IA pourrait bientôt pallier cette faiblesse en intégrant des volumes considérables de données individuelles et en détectant des tendances invisibles à l’œil humain. Dans un contexte actuariel, cela ouvre la porte à une modélisation de la longévité plus fine et véritablement individualisée. Plutôt que de se limiter à des moyennes issues de tables comme la CPM2014, il devient possible d’intégrer des données concrètes : résultats d’analyses médicales, cycles de sommeil, activité physique réelle, ou encore biomarqueurs et variables épigénétiques. Ces informations peuvent être recueillies à l’aide de capteurs connectés ou d’applications de suivi de santé.
Certaines études indiquent que ces approches basées sur l’apprentissage automatique permettent de réduire considérablement l’erreur des prévisions de mortalité — parfois de près de 50 %. Concrètement, un modèle pourrait, par exemple, établir qu’un client ou une cliente dont le profil de santé est suivi depuis dix ans présente une espérance de vie de 32 ans, contre 27 selon les modèles classiques. Ce simple écart peut modifier les stratégies de décaissement, l’âge optimal de retraite ou la pertinence d’acheter une rente viagère.
De plus, en analysant des tendances comportementales ou physiologiques en continu, on pourrait détecter des écarts de trajectoire et proposer des ajustements sur-le-champ : allocation d’actifs, report de rentes lorsque possible, hausse de la marge pour imprévus, etc.
Prenons le cas de Marie, enseignante de 58 ans. Son modèle pourrait intégrer ses données de santé via une application mobile et un test génétique de base. Il en ressortirait une probabilité de survie à 95 ans de 35 %, contre 25 % selon les tables standards. Dans ce contexte, une augmentation de la part en actions dans son portefeuille pourrait être envisagée ainsi qu’une rente partielle à 70 ans pour stabiliser ses flux.
En croisant longévité projetée, comportement financier et rendement attendu, l’IA permet de générer des milliers de scénarios individualisés grâce à des simulations de type Monte Carlo. Ce niveau de personnalisation, encore peu accessible il y a quelques années, pourrait devenir la norme dans la planification de la retraite au cours de la prochaine décennie.
Une optimisation dynamique des investissements fondée sur la longévité

L’un des apports majeurs de l’IA en planification de la retraite réside également dans sa capacité à ajuster les portefeuilles d’investissement de façon dynamique, en fonction de la longévité projetée, des objectifs personnels et des conditions de marché en constante évolution. Contrairement aux approches traditionnelles qui reposent sur des hypothèses fixes — par exemple, un rendement attendu de 6,6 % par année pour les actions canadiennes selon les normes de l’Institut — les modèles intelligents peuvent adapter en temps réel les recommandations à l’horizon de retraite et au profil du client ou de la cliente.
Dans le cas de Marie, si son espérance de vie révisée est plus longue que prévu, l’algorithme pourrait recommander un portefeuille initialement composé de 55 % d’actions et de 45 % de titres à revenu fixe, avec un rééquilibrage progressif tenant compte de l’évolution de sa santé, de son âge et des tendances économiques. Une telle approche pourrait générer, sur 30 ans, un rendement cumulé espéré supérieur de 8 % par rapport à une stratégie de 50 % — 50 %, assurant ainsi une meilleure couverture du risque de longévité.
À terme, ces systèmes pourraient également intégrer automatiquement des paramètres comme l’inflation anticipée ou les taux d’intérêt réels pour ajuster le décaissement. Même les plateformes automatisées (les robots-conseillers) pourraient bénéficier de ces avancées, en tenant compte de la longévité estimée pour offrir des plans véritablement personnalisés.
Détection des anomalies et sécurité des retraités

L’IA ne se limitera pas aux prédictions de longévité ou aux projections financières. Elle pourra aussi surveiller les comportements financiers pour détecter des anomalies : dépenses inhabituelles, retraits soudains ou transactions suspectes. Cette fonctionnalité sera particulièrement utile pour protéger les retraités vulnérables à la fraude ou aux pertes cognitives.
Maximisation des prestations gouvernementales

L’IA pourra également jouer un rôle dans la gestion des programmes publics, comme le Régime de pensions du Canada (RPC) ou la Sécurité de la vieillesse (SV). Le moment où ces prestations sont déclenchées influence significativement leur montant. Même s’il est déjà possible de le faire sans IA, celle-ci pourra plus facilement modéliser divers scénarios de retraite, en fonction du profil du client, et recommander l’âge « optimal » pour maximiser, selon ses objectifs, sa valeur successorale, sa consommation pendant sa retraite ou sa capacité à faire des dons de son vivant.
Des obstacles à surmonter

Malgré son potentiel, l’IA soulève plusieurs défis importants.
D’abord, la qualité des données. Comme dit l’expression bien connue : « garbage in, garbage out », autrement dit, des données erronées ou de mauvaise qualité ne peuvent produire que des résultats biaisés ou inexacts et cela reste valable, même avec l’IA. Les algorithmes ont besoin de bases fiables, complètes et représentatives. Or, de nombreuses personnes ne disposent pas d’un historique structuré ou refusent de partager des données personnelles sensibles.
Ensuite, la complexité des modèles. Les algorithmes les plus performants — comme les réseaux de neurones profonds — sont souvent des boîtes noires difficiles à expliquer. Il sera essentiel de vulgariser les mécanismes de calcul afin de maintenir la confiance des clients et clientes.
Troisièmement, la protection des renseignements personnels. Les lois québécoises et canadiennes exigent un consentement explicite pour l’utilisation de données de santé. Les planificatrices ou planificateurs financiers devront s’assurer de la conformité des outils, notamment en privilégiant la dépersonnalisation des données et en continuant d’utiliser des plateformes sécurisées.
Enfin, le risque de biais algorithmique. Si les bases de données utilisées pour l’entraînement sont incomplètes ou déséquilibrées, certains groupes pourraient être défavorisés. Par exemple, des populations rurales ou des minorités pourraient être sous-représentées, ce qui biaiserait les prédictions. La solution passe par une validation rigoureuse et une diversification des sources de données.
Le rôle central des Pl. Fin.

Les planificatrices et planificateurs financiers auront un rôle clé à jouer dans l’intégration responsable de ces technologies. Leur expertise, notamment en stratégies de décaissement, reste irremplaçable. Ils pourront non seulement encadrer les modèles, mais aussi en expliquer les résultats à leurs clients et clientes.
Il sera aussi nécessaire, dans la mesure du possible, que les professionnels et les professionnelles acquièrent de nouvelles compétences de base en matière d’IA. Le jugement humain restera essentiel pour interpréter les résultats, poser les bonnes questions et prendre les décisions les plus adaptées.
Conclusion
L’IA et l’apprentissage automatique sont appelés à transformer radicalement la planification de la retraite. En permettant une modélisation fine et personnalisée de la longévité, en ajustant dynamiquement les portefeuilles et en renforçant la sécurité des retraités, ces technologies marqueront un tournant décisif.
Les planificatrices et planificateurs financiers qui sauront adopter ces outils progressivement — d’abord via des plateformes simples, puis en explorant les possibilités avancées — disposeront d’un avantage indéniable. Et ce, non seulement pour améliorer leurs services, mais surtout pour offrir à leurs clients et clientes des retraites plus sûres, plus durables… et mieux adaptées à une réalité en pleine mutation.
Pour l’instant, CHATGPT n’est pas d’un grand secours pour planifier la retraite de vos clients et clientes… mais les choses vont bientôt changer.
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